vendredi 28 juin 2013

Le système rhétorique


Plus de 2500 ans se sont écoulés depuis que Corax et Tisias, auteurs, premiers rhétoriciens et formateurs d’orateurs, ont jeté les bases du système rhétorique. Aristote s'est avéré l’un des premiers à saisir la portée de cette approche, reprenant l’essence de leurs écrits et procédant à de nombreux apports personnels, dans son ouvrage La Rhétorique.
Au fil des siècles et jusqu’à nos jours, de nombreux créateurs et théoriciens ont contribué à l’élaboration toujours plus complète de cet « art de parler pour convaincre ». S'est ainsi constitué un vaste ensemble de notions théoriques éclairantes pour quiconque doit développer un discours, concepts qui constituent à la fois des outils (processus créatifs, techniques d’argumentation, figures de style, etc.) utiles tant à l’orateur qu’à l’auteur, et offrant une démarche et des mécanismes créatifs bénéfiques aux artistes, en général.

Quand vient le temps d’aborder l’écriture, on peut tendre à penser qu’il suffit d’être inspiré, d’avoir quelque chose à dire, et de laisser courir la plume sur le papier, les mains sur le clavier. On néglige trop souvent de percevoir la complexité réelle d'un processus d’écriture, la variété des étapes et opérations qu’il implique. Le système rhétorique possède l’avantage concret de nous permettre de mieux reconnaître ces divers stades par lesquels nous passons tous, plus ou moins consciemment, chaque fois qu’un processus d’écriture est traversé avec succès.

Cette approche considère d’abord l’invention comme la première étape de notre parcours créatif : celle au cours de laquelle s’effectue la collecte, la recherche d’idées. C’est à ce stade que se révèlent à nous les thèmes ou images qui constitueront les premiers balbutiements d’un poème. Les ébauches de personnages, de situations, de répliques ou d’actions qui s’imposeront comme les éléments dramaturgiques fondamentaux d’une pièce ou d’un scénario.

Vient ensuite la disposition, étape au cours de laquelle nous procédons à la sélection et à la mise en ordre des idées conservées. C’est à ce stade que les meilleures trouvailles surgies lors de nos explorations précédentes (tempêtes d’idées ? exercices d’écriture divers ? expériences d’écriture automatique ? recherche documentaire ?) seront conservées au détriment d’autres idées, moins fécondes ou pertinentes, qui se verront quant à elles écartées. Les éléments retenus seront ensuite disposés dans un ordre propice à leur enchaînement efficace, c’est-à-dire possédant une certaine clarté, tout en demeurant imprévisible ou inattendu, dans une certaine mesure. Sont de la sorte élaborés des plans, des structures qui composeront la colonne vertébrale de l’œuvre visée.

En s’appuyant sur de tels plans, peut maintenant s’amorcer l’élocution, c’est-à-dire la rédaction de l’œuvre, à proprement parler. Comme on possède déjà des idées attrayantes, qui ont été organisées, disposées dans un ordre possédant des qualités narratives manifestes : il nous reste à donner corps aux vers, aux répliques, aux indications de mise en scène ou aux descriptions d’action qui verront le texte dramatique, narratif ou poétique prendre corps, au fur et à mesure que sont réalisés des premiers jets, ensuite retravaillés un certain nombre de fois.

L’étape suivante du processus est l’action. Au sens rhétorique, cette étape correspond à la mise à l’épreuve du texte, de son efficacité orale, de sa netteté, de sa fluidité, de son rythme, de son impact, etc. Le texte est alors prononcé à voix haute, de manière à ce que puissent être décelés les jeux de sonorités désagréables, les passages plus nébuleux du récit, le rythme chancelant de certains passages, les heurts qui subsistent peut-être dans son enchaînement, etc. Le texte se voit ensuite retravaillé de manière à solutionner ces problèmes, à combler les lacunes observées.

Le fait de prendre ainsi conscience des étapes composant un processus d’écriture est précieux pour tout auteur, car cela lui permet de se situer, de déceler en tout temps à quel stade du développement de son œuvre il se trouve parvenu, actuellement. Cette vision globale des phases et dimensions de son parcours créatif lui permet également d’accorder le temps nécessaire à chacune des étapes fondamentales qui composent une démarche d’écriture structurée.
 
Il peut ainsi découper son travail d'écriture en tâches plus succinctes, plus "maniables" et faciles à compléter, sur lesquelles il peut chaque fois se concentrer à fond en vue d'obtenir de meilleurs résultats. Cela, au lieu de courir le risque de rencontrer divers types de blocages, qui surgissent vite lorsqu'on tente de résoudre simultanément une part trop importante des difficultés que le développement d’un texte d’une certaine longueur et complexité peut poser.
 
Pas surprenant, de fait, que l'auteur débutant rencontre généralement de graves écueils lorsqu'il essaie, sans préparation adéquate ni défrichement préalable, de rédiger le premier jet d'une pièce en imaginant au fur et à mesure les actions et répliques des personnages... en même temps qu'il invente l'histoire dans laquelle s'inscrivent ces protagonistes, et qu'il imagine à brûle-pourpoint des situations dramatiques qu'il n'a pas pris la peine d'esquisser d'avance !
 
En de tels cas, il va sans dire que même si l'auteur persévère suffisamment pour finir par voir aboutir son texte, celui-ci s'avérera en général plus ardu à rédiger, et comportera souvent des failles dramaturgiques importantes, qui exigeront de le retravailler longuement, et beaucoup plus à fond que si avaient eu lieu au préalable certaines étapes, combien nécessaires et avantageuses, d'invention et de disposition.  

En contrepartie, suivant les étapes du système rhétorique, l’auteur est à même de déployer ses efforts créatifs de façon concrète et productive, tout en acceptant avec patience que le début de son parcours consistera surtout à effectuer de la recherche d’idées, des lectures l’aidant à mieux connaître son sujet, et de la prise de notes en vue de dégager une certaine matière première féconde.
 
Il sait qu'ensuite le fruit de cette phase d’invention devra être l’objet d’une sélection (il y a toujours des pertes, dans un processus créatif) et d’une mise en ordre des trouvailles les plus pertinentes à conserver. Que la rédaction, pour s'avérer productive, ne gagnera à s’amorcer qu'une fois seulement complétées ces étapes préliminaires. Mais que l’auteur sera alors propulsé par une vision nette du texte à écrire, de l’histoire à raconter et de tout ce qu'elle comprend (personnages, conflits, etc.). L’inspiration a de bonne chances, alors, d’être non seulement au rendez-vous, mais de se trouver stimulée, voire catalysée par le fait qu’on ait en main des idées et une structure propres à lui servir de tremplin, lors de la rédaction.

Enfin, le fait de savoir qu'une fois rédigé on gagne à mettre le texte à l’épreuve, à tester son efficacité orale, nous ramène aux origines de l’écriture (apparue initialement comme un système de notation de la parole), et nous rappelle que le texte qui se dit bien, qui se comprend aisément à voix haute et qui sait capter puis maintenir l’attention de l’auditeur est aussi de lecture fluide, claire et attrayante, par écrit.

C’est en m’appuyant sur ce système que j’ai élaboré, au fil des ans, une méthode d’écriture comprenant une grande variété d’outils et d’exercices de prospection dramaturgique (invention, recherche d’idées), de conception dramaturgique (disposition visant à faire apparaître des personnages et situations bien structurés, au riche potentiel), d’architecture dramaturgique (disposition visant à élaborer des intrigues, cheminements de personnages et récits), et de traitement dramaturgique (approches d’élocution et d’action facilitant la rédaction de premiers jets, et tablant sur une variété de principes rhétoriques et stylistiques rendant plus simple leur enrichissement, leur correction, leur assemblage.)

Pour en savoir plus sur cette technique d’écriture que j’enseigne depuis plus de 10 ans au Centre de création scénique, dans le cadre des formations maintenant intitulées Écrire pour la scène et l’écran et Le Savoir-faire de l’auteur, consultez notre site Internet : www.creationscenique.org


© 2013, Martin Mercier / Éditions Figura

2 commentaires:

  1. Ce blog est une véritable mine d'or ! Merci !!!

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  2. J'ai suivi le cours Écrire pour la scène et l'écran, et je certifie que les techniques apprises dans cet atelier me sont actuellement très utiles dans la création de mon oeuvre littéraire.
    Merci, Martin, de partager avec nous ton savoir!

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